Cet atelier sur « Des boyteux », extrait des Essais de Michel de Montaigne, s’est tenu le 19 janvier 2021, dans le cadre de la série sur la naissance de la philosophie moderne.
Édition de référence : Montaigne, Les Essais [1595], édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, livre troisième, chapitre XI « Des boyteux », pages 1071 à 1082. Texte sélectionné par Gérard Chomienne dans Lire les philosophes, Paris, Hachette Éducation, 2004.
Ce compte-rendu reprend les principaux points abordés lors de l’atelier. Nous avons examiné ce passage sous l’angle de la question : Quelle attitude adopter face aux affirmations auxquelles nous sommes confrontés ?
Quelques faiblesses de la raison humaine selon Montaigne
- Montaigne s’appuie sur l’expérience de la réforme du calendrier de 1582, qui a vu le 15 décembre succéder au 4 décembre, pour souligner que notre perception du temps est très grossière. Par exemple, peu s’étaient rendu compte, avant la réforme, du décalage avec l’année solaire.
- Montaigne remarque par ailleurs que, lorsque quelqu’un énonce une affirmation, nous tendons à chercher les causes et les conséquences du fait énoncé, et à donner notre avis à son propos, plutôt qu’à nous interroger sur sa vérité. Pourtant la capacité humaine à inventer devrait nous donner des raisons de douter. Mais il est mal vu de mettre en doute la parole d’autrui, ce qui nous conduit à prendre position et à débattre à propos d’événements imaginaires.
Il est difficile de distinguer la vérité du mensonge, il convient donc de suspendre son jugement
- Les histoires inventées sont rendues vraisemblables à force d’être racontées. En effet, celui qui la raconte peut, au fil des répétitions, corriger les éléments qui ont suscité le plus de doute. De plus, chacun tend à propager et améliorer l’histoire qu’il a entendue, et il devient in fine difficile d’aller contre la foule convaincue de sa véracité.
- Il convient donc selon Montaigne de suspendre notre jugement, de refuser de croire, sans non plus affirmer que l’histoire racontée est fausse. Cela implique de savoir admettre que nous ne savons pas, alors « qu’on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance » (p. 1076).
- Dans le domaine de la justice aussi, la modestie est nécessaire : il vaudrait mieux que les juges reconnaissent ne pas savoir, plutôt que de condamner dans l’incertitude. Montaigne prend l’exemple des procès en sorcellerie, où il est bien difficile de distinguer la vérité de l’histoire inventée, et la sorcellerie véritable de la maladie mentale. Il considère donc que Dieu seul peut nous indiquer, dans l’écriture sainte, les cas réels de sorcellerie. Quant au jugement des hommes, « c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’en faire cuire un homme tout vif » (p. 1079).
« Des boyteux », un appel à la modestie concernant la connaissance
- Cohérent, Montaigne lui-même ne prétend pas savoir. Il revendique aussi un esprit de contradiction, lorsqu’il est face à quelqu’un qui défend une position : « Vous sentant bandé et préparé d’une part, je vous propose l’autre […] pour éclaircir votre jugement » (p. 1079-1080).
- Il nous invite à nous méfier de notre propre raison, prête à justifier n’importe quelle position, y compris par des arguments contradictoires. Ainsi, on cherchera à justifier la rumeur selon laquelle les boiteux/ses seraient de meilleur/e/s amant/e/s, en prétendant soit que c’est parce qu’ils font plus d’exercice physique, soit que c’est parce qu’ils en font moins et gardent donc plus d’énergie.
- Cette tendance générale à prétendre savoir a comme effet pervers de générer en réaction un doute extrême, conduisant à l’idée que l’être humain ne pourrait rien savoir du tout. Montaigne semble préférer une voie médiane, qui consiste à douter et à poursuivre l’enquête.
En écho : des liens peuvent être tissés avec Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes ; Cicéron, De la divination et Machiavel, Le Prince.
Poursuivons la discussion !
Cet atelier sur l’essai « Des boyteux » de Michel de Montaigne aura été l’occasion de proposer une première approche du texte. Je serais ravi d’en discuter plus amplement avec vous, via les commentaires, ou lors d’une séance spécifique, particulière ou collective.
Lors du prochain atelier, prévu pour mardi 2 février à 21h, nous découvrirons la vision de la cité idéale que propose Francis Bacon dans La Nouvelle Atlantide. Nous nous arrêterons plus particulièrement sur le rôle qu’y joue l’institution en charge de la science et de la connaissance. Vous pouvez dès à présent vous y inscrire, ou me contacter si vous souhaitez plus d’informations.
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