Lors de l’atelier du 24 août 2021, nous nous sommes demandés dans quelle mesure la chanson « C’est dans l’air », de Mylène Farmer, pouvait être reliée au courant romantique. Cet atelier a eu lieu dans le cadre de la série « Mylène Farmer et la Philosophie ».
Ce compte-rendu reprend les principaux points abordés lors de l’atelier. Il propose donc un éclairage du texte, et des propositions d’explorations.
Kant et les rigueurs de la raison
- À la fin du XVIIIème siècle, le philosophe Emmanuel Kant a exposé ce qui constitue le cadre de la connaissance humaine. Ce qui sort de ce cadre est définitivement inconnaissable. L’idée est que nous n’accédons au monde qu’à travers nos sens et notre manière de concevoir (notre « entendement »). Nous n’avons donc pas accès à la « chose en soi ». Nous n’accédons qu’aux « phénomènes », qui sont produits en nous à partir de nos perceptions et des règles de fonctionnement de notre entendement.
- Kant propose également un cadre rationnel pour la morale, avec notamment le concept d’impératif catégorique : selon lui, une action est moralement acceptable si elle est fondée sur une maxime que l’on peut rendre publique et universelle sans dommage. Par exemple, le mensonge est ainsi toujours condamnable, parce qu’universaliser la maxime autorisant à mentir dans certains contextes détruirait toute confiance possible, et le mensonge n’aurait alors plus aucun intérêt, puisqu’il ne serait pas cru (voir Fondation de la métaphysique des mœurs, AK IV 403).
Le romantisme, réaction au kantisme ?
- D’après Kenen Gorodeisky, les romantiques ont, au XIXème siècle, pris acte des limites de la raison, mais ils ont espéré trouver dans l’art un moyen d’explorer un au-delà des limites kantiennes. Ils ont aussi reproché à l’impératif catégorique kantien son universalité, laissant trop peu de place à l’individu.
- Dans « C’est dans l’air », Mylène Farmer fait également des appels à l’irrationnel, en proposant de « piquer la poupée », en référence à la sorcellerie, ou en valorisant « les fous ». Mais c’est surtout dans le champ moral que s’y exprime une volonté de sortir du cadre de la raison : après avoir égrainé une longue liste de vices, Mylène Farmer souligne « Mais la vie c’est ça aussi. »
Le pouvoir du collectif
- La sensation d’étouffer sous les exigences de la raison peut pousser à se rassembler pour tenter de lutter contre. On peut ainsi entendre des accents populistes dans les vers « Les mal-aimés, qui les venge ? », ou « On s’en fout / On est tout », de « C’est dans l’air ».
- Les romantiques auront aussi à cœur de rassembler, notamment par l’art. Ils joueront un rôle important dans le mouvement de constitution des nations au XIXème siècle. (1) Cette collectivisation, affirmant des singularités nationales plutôt qu’individuelles, présente cependant le risque de se retourner contre l’objectif initial de libération des individus, qui se retrouvent soumis à une volonté nationale.
Une respiration, plutôt qu’une attitude permanente, pour Mylène Farmer
- En fait, Mylène Farmer s’écarte du mouvement romantique. Certes, pour elle, ces élans passionnels, ces pulsions qui veulent sortir du cadre, doivent pouvoir s’exprimer. Mais ce ne sont que des parenthèses : « piquer la poupée », mais seulement « parfois ». « Le vent » doit ensuite chasser cet « air » vicié.
- Elle sait combien la déraison peut causer de tort à celles et ceux qui nous entourent. Ainsi, dans « Lonely Lisa », il s’agit bien d’accepter la déraison (« un peu » là encore), mais en veillant à en préserver les autres : « Par la porte opposée elle voit / Sa folie / Qu’elle va jeter plus loin / De toi ».
Envie d’aller plus loin ?
Vous souhaitez réagir, compléter, ou discuter de ces propositions au sujet de « C’est dans l’air » de Mylène Farmer, ou du romantisme ? N’hésitez pas à réserver une séance particulière.
Je vous enverrai en amont les textes philosophiques sur lesquels nous nous sommes appuyés. Nous pourrons ensuite en discuter lors d’un échange téléphonique individuel de 15 minutes. Voir tarifs et conditions.
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Lors du prochain atelier, prévu mardi 7 sempembre à 20h, nous explorerons les échos philosophiques de la chanson « Les Mots ». Vous pouvez dès à présent vous y inscrire, ou me contacter si vous souhaitez plus d’informations.
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Références des textes cités
- Mylène Farmer, « C’est dans l’air », album Point de suture, Isiaka, Polydor, 2008.
- Mylène Farmer, « Lonely Lisa », album Bleu Noir, Stuffed Monkey, 2010.
- Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781-1787], §8, traduction Alexandre J.-L. Delemarre, François Marty, Jules Barni, dans Œuvres philosophiques, tome I, sous la direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 801-803.
- Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs [1785], Première section, traduction de Victor Delbos revue et modifiée par Ferdinand Alquié, dans Œuvres philosophiques, tome II, sous la direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 262-263.
- Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs [1797], traduction Joëlle Masson et Olivier Masson, dans Œuvres philosophiques, tome III, sous la direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1986, pages 715-716.
- Keren Gorodeisky, “19th Century Romantic Aesthetics“, The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2016 Edition), ed. Edward N. Zalta.
Notes :
(1) Voir par exemple le séminaire d’Anne-Marie Thiesse dans le cadre du cours de William Marx du 26 janvier 2021 au Collège de France.